« De toutes les idées préconçues véhiculées par l’humanité, aucune ne surpasse en ridicule les critiques émises sur les habitudes des pauvres par les biens logés, les biens chauffés et les biens nourris » (Herman Melville)
Ce travail photographique s'est déroulé dans un centre d'accueil de jour d'Emmaüs, où j'ai d'abord été bénévole puis salariée. Mon rôle était avant tout l'écoute et l'orientation des personnes sans domicile fixe vers les travailleurs sociaux.
Chaque matin, je prenais le petit déjeuner avec eux. Ma peau très pâle, mes yeux bleus, ma fragilité apparente et ma volonté de rester féminine dans ce lieu très masculin, leurs donnaient, étrangement sans doute, l'envie de me protéger et facilitait l'échange. Que pouvions nous nous dire ? Tout et rien... Ils me racontaient leur quotidien, la nuit passée dans la rue, dans des squattes, des hôtels miteux... La violence et aussi les petits rayons de soleil... Nous parlions aussi politique, culture, actualité, littérature. Ils me donnaient des recettes de "grand-mère" pour me soigner, pour arrêter de fumer. On échangeait même parfois des recettes de cuisine.
Derrière chacun d'entre eux, il y a avant une situation : une histoire, des ruptures familiales et amicales, des joies, de la tristesse et de la violence apprise pour se défendre : apprendre à attaquer pour ne pas être la proie. L'instinct de survie, comme me diront certains.
Je me souviens de ces hommes , d'une violence parfois extrême, que j'allais récupérer sur un trottoir, ivres, pour les ramener au centre. Je me souviens de ces colères exprimées, avec parfois la peur au ventre de voir la situation dégénérer, et ces moment de tendresse, où assis sur un muret, ils me confiaient leurs peines, les larmes roulant sur leur peau abîmée.
Je me souviens de ces femmes, dignes et belles, de nos conversations de "filles" autour d'un café. De leur envie de rester féminines malgré leur situation, de nos confidences et de leurs expériences en tant que mère, qu'elles partageaient avec moi, jeune maman.
Je me souviens de leurs cadeaux, pour moi ou ma fille, avec le peu qu'ils avaient. De leurs coups de gueule aussi quand nos différences ne se complétaient plus, quand ils m'en voulaient d'avoir un toit et pas eux. Quand le sentiment d’injustice leur était trop lourd à porter.
J'aurais pû vous décrire la misère, la solitude, l'alcool et la drogue, le viol des femmes, photographier leur "habitat", vous montrer ce que tant d'autres montrent déjà pour témoigner de cette vie de galère.... Mais j'ai choisi, avec eux, de photographier les sourires, la beauté, les silences et les espoirs...
Alors pour les puristes, les cadrages, la profondeur de champ, la netteté, ne sont pas toujours respectés, mais ce qui m'importait était de saisir une part de leur vérité....
Merci à eux, d'avoir partagé avec moi un morceau de la route...
Christine.